Première partie
I
-Cornélia, pousse. Bloque ta respiration et pousse de toutes tes forces. Force, pousse, pousse !
– Mais, c’est ce que je fais. J’essaie. Je suis fatiguée. Je n’en peux plus.
– Je sais. Je sais mon amour. Mais tu dois te surpasser. Au chevet de sa femme en train d’accoucher, Roland mouilla un mouchoir avec lequel il lui tamponnait le front. La sage-femme entreprit le dégagement.
– La tête est bloquée. Je ne peux pas sortir l’enfant. Il est trop tard. Trop tard pour envisager une césarienne, reconnut-elle avec lassitude à l’intention de sa stagiaire, à voix basse. Le bébé est épuisé, ainsi que la mère.
– Peut-on encore sauver l’enfant ?
– Oui, il est encore vivant. Je vais tenter le tout pour le tout, afin de le sauver. La sage-femme se tourna vers le papa en devenir.
– Monsieur, veuillez sortir, lui ordonna-t-elle.
– Mais non ! Je ne quitterai pas mon épouse. Ce moment, je l’attends depuis dix ans. Je veux le vivre pleinement avec elle.
– Je n’ai pas le temps de parlementer. Restez si vous voulez. Claire, prépare les instruments. Je vais pratiquer une épisiotomie.
– Que voulez-vous dire Madame ? l’interrogea Roland, une main de son épouse dans la sienne. Tout en s’affairant, la sage-femme expliqua l’intervention envisagée à Roland, sans s’emporter car elle comprenait tout à fait son angoisse. « – L’épisiotomie consiste en » une incision du périnée aux ciseaux à partir de la commissure postérieure de la vulve de 4 à 5 cm pour éviter une déchirure incontrôlée du périnée. » C’est un acte chirurgical, si vous préférez. C’est pour faciliter et accélérer l’accouchement.
– Je comprends. Faites au mieux. » Il continuait d’hydrater le front de Cornélia, exténuée. La sage-femme n’a pas eu l’opportunité de mettre son projet à exécution car la tête de l’enfant finit par se dégager d’elle-même et le bébé fut expulsé de l’utérus de la mère. – C’est un garçon !
– Un garçon ? Cornélia, nous avons un garçon. Merci, merci mes aïeux, exulta Roland en sautant de joie. L’accoucheuse demanda alors à Roland, père tout ému et heureux, de venir couper le cordon ombilical. Sur les instructions de la sage-femme, Roland s’exécuta. Le nouveau-né poussa ses premiers cris d’arrivée dans l’humanité.
– Nous avons un magnifique garçon, ma chérie.
– Vraiment, merveilleux ! Merci, merci mon Dieu. Donnez-le moi, murmura Cornélia. – Vous n’avez pas la force de le porter, lui rappela la sage-femme. Je vais faire mieux. L’accoucheuse prit délicatement le nouveau-né encore ensanglanté et le posa de face, contre la poitrine de sa mère. Cornélia l’entoura de son bras disponible. La maïeuticienne entreprit avec la stagiaire de nettoyer sommairement la table d’accouchement.
– C’est toi qui choisis le prénom, mon amour.
– Dans ce cas, nous l’appellerons du nom de mon père : Sidoine. Tu t’appelles Sidoine, dit Cornélia de sa voix haute et altérée par la fatigue, au bébé gigotant et cherchant à téter déjà. Je t’aime et je t’aimerai toujours.
– Moi, je rajoute un deuxième prénom qui sera Gbêba. Sois le bienvenu parmi nous, mon gaillard, plastronna Roland. Contre toute attente, Cornélia rassembla ce qui lui restait de force et entonna une chanson à l’intention du Sidoine-Gbêba, reposant contre sa poitrine : « ô Ranoa, ô Ranoa, ô dors en paix. (Bis)
Tout s’endort dans la grande forêt, Dors. Le soleil, déjà au loin, Dors. Et la nuit, déjà revient, Dors. Ne crains rien, je suis près de toi, Dors. »
La sage-femme mit fin à cette émouvante réunion familiale.
– Je suis ravie pour vous, heureux parents. Mais, je dois procéder à l’expulsion du placenta.
– J’aimerais l’allaiter un peu, quémanda Cornélia.
– Ne vous inquiétez pas. Après l’expulsion du placenta, nous allons vous installer dans un lit propre, avec votre bébé bien langé que vous pourrez nourrir sans modération.
– Ce sera le meilleur moment de mon existence ! proclama Cornélia, les yeux embués de larmes d’émotion. La stagiaire récupéra l’enfant pour la pesée et les premiers soins, tandis que l’obstétricienne s’affairait autour de la mère, encore couchée sur la table d’accouchement, avec Roland à ses côtés. Et soudain, survint l’hémorragie ! Dépassée, Agathe, la sage-femme envoya sa stagiaire chercher le gynécologue. Mais, l’intervention de ce dernier semblait inopérante. Cornélia sentant sa fin prochaine, réunit sa dernière énergie pour parler à Roland à genoux, auprès du lit, la tête auprès de celle de son épouse.
– Ne sois pas malheureux mon Trésor. Je meurs heureuse car tu m’as donné beaucoup d’amour. J’aurais été une femme comblée à tes côtés.
– Je t’aimerai toute ma vie, même au-delà de la mort, ma Cornélia.
– Prends bien soin de notre petit Sidoine Gbêba. Je veillerai sur lui, où que je sois, et sur toi, également. S’il venait à Sidoine d’avoir la vague à l’âme, tu lui chanteras ma comptine préférée, Ô Ranoa. C’est une comptine malgache.
Quelques heures plus tard, toutes les tentatives pour sauver Cornélia furent vaines. Elle rendit l’âme à la maternité Lagune de Cotonou, dans les bras de son époux, Roland. Elle mourut en couches en laissant derrière elle un mari éploré et un nourrisson plein de vie, tout emmailloté.
Le corps de Cornélia fut amené à la morgue du CNHU de Cotonou. Roland Bamon anéanti, regagna le domicile conjugal, endeuillé avec le nourrisson. La mère de Roland, grand-mère de Sidoine sut réagir avec promptitude en s’approvisionnant en lait maternel, Guigoz 1er âge, en biberons, et autres couches pour bébé… Mystérieusement, seule la berceuse, » Ô Ranoa », fredonnée par la maman sur son lit de mort, arrivait à calmer les pleurs dus aux coliques, aux poussées dentaires, aux besoins de câlin et toute autre source de larmes afférant à l’orphelin…À deux, le père et la grand-mère prirent soin de Sidoine et lui permirent de faire ses premiers pas dans la vie.
II
Cinq ans plus tard.
Le foyer Bamon, réduit à Roland, le père et son fils, tenta tant bien que mal de faire face à la vie. Roland et Sidoine traversèrent solidairement les diverses épreuves que leur imposa l’absence de Cornélia, en figure imposée par le destin.
Pour la énième fois, ce samedi, Sidoine alors âgé de cinq ans, questionna son père.
– Est-ce que ma maman m’aime encore ? Est-ce qu’elle me voit toujours de là-haut ?
– Oui, mon petit. Ta maman t’aime toujours.
– Elle m’aime comment ? Rikiki comme un grain de riz ou gros comme la lune ?
– Ta maman t’aime d’un amour gros comme la lune dans le ciel. Elle est un ange qui veille sur toi, depuis qu’elle est partie au ciel. Viens dans mes bras, mon chéri. Sidoine se précipita dans les bras de son papa, le visage grave.
– Et que fais-tu quand ta maman te manque ?
– Je pense aussitôt à la lune et cela me rassure. J’aimerais tellement la voir, la toucher, l’entendre me dire tout son amour, se lamenta Sidoine.
– Retiens toujours qu’à ta naissance, Cornélia, ta maman t’a tenu dans ses bras et t’a dit tout son amour avant de s’éteindre. L’enfant prit l’habitude d’éteindre de lui-même, cette mèche de mélancolie qu’il savait si bien allumer lorsque le spleen dû à l’absence de sa maman s’emparait de lui. Aussi, savait-il astucieusement changer de sujet quand sa peine atteignait son paroxysme.
– Je m’habille comment papa, pour la sortie ?
– Mets ton jeans et ton tee-shirt à traits horizontaux vert jaune. Tiens, et tu mettras tes mocassins marron de chez Bata.
– J’aime bien cette tenue papa. Je vais être beau comme toi, mon papounet.
– Ce jour est un grand jour pour tout le Bénin. C’est l’inauguration de la plus grande salle destinée aux Sports, aux Arts et à la Culture. Il y aura la représentation de tous les groupes folkloriques du pays. C’est du jamais vu !
– Est-ce qu’il y aura des grimpeurs de dawé-tin ? Car j’en sais beaucoup sur cet arbre. Écoute Papa : Le dawé ou bambou permet à certains gymnastes d’offrir des spectacles extraordinaires à travers des figures d’équilibristes, au sommet de bambou mesurant entre 12 à 18 mètres de long.
– Très bien, mon petit génie !Bien sûr qu’il y aura des grimpeurs de Dawé-tin. Il y aura également, les calétas que sont les bouffons masqués.
– Chouette ! On y va tout de suite, mon papounet.
La fête battait son plein à la belle étoile. La foule était compacte et chatoyante. Tout n’était qu’enchantement et réjouissances en ce jour de l’an mil neuf cent soixante-seize… La fin du discours d’inauguration du Président de la République, Mathieu Kérékou marqua la dispersion du public. Chacun partit vers le spectacle de son choix. Les festivités étaient programmées pour durer deux jours : samedi et dimanche. Il y avait tellement à voir et à écouter, avec musiques et danses folkloriques de tout le pays. Les spectateurs slalomaient parmi les groupes d’Adjagba, Atchahoun, Gbahoun de Sinhoué Zounmè, Houngan, Ogbon ou Gangan, Toba-hanyé, Tchinkoumè, Têkê, Zinli, etc… La musique moderne n’était pas en reste non plus. Le groupe Poly Rythmo, ainsi que Gnonnas Pedro, Sagbohan Danièlou, entre autres chauffaient la foule de leur côté…
Roland et son fils profitèrent de chaque spectacle. Ils débutèrent par les divertissements qu’ils estimaient être moins rares pour finir par ceux qui justifiaient leur déplacement. Ils voulurent garder les meilleures représentations pour la fin. Il s’agissait de Caléta et de Dawé. Le hasard faisant bien les choses, les deux spectacles se jouxtaient.
Comme aimanté, Sidoine se dirigea irrésistiblement vers l’emplacement de Dawé. Fasciné par le spectacle des équilibristes, Sidoine perdit contact avec le monde qui l’entourait. L’un des grimpeurs, torse nu, vêtu d’une jupe dénommée »Avlaya », avec les avant-bras ceints de toute sorte d’amulettes de protection, effectuait le ventre aplati, les bras en croix au sommet de la tige du roseau arborescent, des démonstrations hypnotiques. Le père de Sidoine lui avait expliqué que cette espèce de bambou dont le nom scientifique était Phyllostachys viridiglaucescens pouvait culminer à douze mètres, avec deux centimètres de diamètre. Plus rien n’avait d’importance. Les yeux rivés sur la cime du bambou, Sidoine entendit à peine ce que lui hurlait son père à l’oreille. « Ne bouge pas mon petit cœur. Je suis à côté de toi. Les danseurs de Gbahoun exécutent des pas de danse innovants. Leurs démonstrations inédites sont sensationnelles. Je vais profiter du spectacle. Tu viens avec moi ? » C’était comme si Roland parlait à un mur. Sidoine ne daigna même pas lui répondre. « À tout de suite, mon bébé ». Roland pressa l’épaule de Sidoine, et s’éloigna. Sidoine ne le vit pas partir, dans la mesure où il était hypnotisé par les grimpeurs de Dawé, le bambou.
Une demi-heure plus tard, Roland se résolut à rejoindre son fils, afin de changer de secteur. Mais, arrivé à l’emplacement où devait se trouver l’enfant, il ne l’y vit point. Son cœur bondit et le sol semblait se dérober sous ses pieds. Il pouvait difficilement regarder autour de lui car la foule était toujours aussi compacte. Parmi ces milliers de gens, il n’y avait pas trace de Sidoine. Au premier abord, Roland fit plusieurs rotations, avant de se rendre à l’évidence : l’enfant ne se trouvait pas à l’endroit où il l’avait laissé. « Où peut-il bien être ? » se demanda-t-il, gagné par la peur. « Il a dû être entraîné un peu plus loin par la foule », se raisonna-t-il. Roland se mit alors à scruter chaque personne en présence, en ponctuant son inspection d’appel : « Sidoine, Gbêba, où es-tu ? M’entends-tu ? Réponds-moi. C’est Papa. M’entends-tu Sidoine ? » Devant cette absence de réponse, il psalmodia : « Ma chair, ma vie, où es-tu mon enfant ? Où peux-tu être, souffle de mon existence ?» Ses appels sur fond de plaintes à complaintes durèrent plusieurs minutes, mais ils ne donnèrent aucun résultat. Ses efforts vains lui firent alors apparaître l’évidence : son enfant n’était nulle part. Roland regarda la foule se clairsemer avec panique. La grande place se vida sans que ne surgît Sidoine. Le père désespéré fonça alors vers les policiers en faction, et leur annonça l’inenvisageable, en ce jour de fête. Sans ménagement, les forces de l’ordre l’accablèrent plus qu’autre chose, en lui reprochant son manque de réactivité. Ils le semoncèrent d’avoir trop tardé avant de donner l’alerte. Si l’enfant avait été enlevé, lui firent-ils comprendre, ils auraient pu intercepter le kidnappeur, s’il les avait alertés à temps ! Ils finirent par expliquer à Roland que son enfant ne se trouvant nulle part, à première vue, il devrait admettre qu’il avait bel et bien disparu ! Hagard, affligé, écrasé par l’angoisse et la peur, Roland n’était plus que pleurs et hurlements, pétri de douleur. Il erra longtemps, en se demandant ce qu’il allait advenir de sa vie, s’il arrivait quelque chose à sa seule raison de vivre…
Pendant plusieurs jours et plusieurs semaines, la police et la gendarmerie se mobilisèrent afin de retrouver Sidoine. Mais ce dernier demeura introuvable. Le petit semblait s’être volatilisé d’entre des milliers de gens.
Six mois passèrent sans que les enquêteurs n’aient détenu le moindre indice en rapport avec la disparition de Sidoine.
Ce jour-là, le capitaine de gendarmerie en charge de l’enquête vint toquer à la porte de Roland Bamon.
– Vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même, cher Monsieur, constata l’officier.
– Alors, quelles sont les nouvelles ? L’apostropha Roland, avec fatalité. Avez-vous enfin du nouveau ?
– Puis-je m’asseoir ?
– Faites donc, Capitaine Dida.
– Pour tout vous dire, notre enquête est au point mort. Personne n’a rien vu, ni entendu. Nous avons sillonné tout Cotonou, remué ciel et terre en pure perte. Roland l’observa sans mot dire. – Nous n’avons même pas un début de piste après tout ce temps. Nos recherches sont restées infructueuses. Voici ce que je suis venu vous transmettre personnellement, avec affliction. Par conséquent, nous suspendons notre enquête jusqu’à nouvel ordre, à moins qu’un élément nouveau ne survienne. Auquel cas, toute l’affaire sera relancée. Après ce constat d’échec, il se leva.
– Je vois ! Devant cet aveu d’échec, vous venez de signer mon arrêt de mort. Considérez-moi comme un homme mort, Capitaine Dida. Roland mit délibérément l’accent sur le patronyme du capitaine d’autant que Dida signifiait cruel, méchant en Fon, langue majoritaire du Bénin. – Cette mort tombera fort à propos pour moi, poursuivit Roland, puisque je n’ai plus rien à quoi m’accrocher. Je n’ai plus personne qui vaille la peine que je me batte ici-bas. Le tout est de savoir à présent, la manière dont je mourrai. La vie m’a tout pris, mais je conserve le choix de ma mort.
– Ne dites pas des âneries, Monsieur Bamon. Quoi qu’en soient les difficultés, la vie vaut vraiment la peine d’être vécue. C’est la vie qui nous impose de vivre. Nous avons fait de notre mieux. Nous avons fait tout ce qui est en notre pouvoir. Même la fugue qui paraissait improbable pour un gamin de cinq ans, a été envisagée.
– Parlez pour vous, car ce n’est pas mon avis. Partez maintenant ! Laissez-moi seul à présent pour que je puisse avoir le loisir de mourir à ma guise.
– Ne faites pas de bêtises. Un geste malheureux ne nous dira pas où se trouve Sidoine.
– Entendu. J’ai besoin de réfléchir. Adieu, Capitaine Dida.
Sans trop insister, le capitaine Dida tira sa révérence. Dès lors, on n’entendit plus parler de Roland Bamon.
Deuxième partie
Vingt-quatre ans après l’enlèvement de Sidoine Bamon.
L’algarade durait depuis plusieurs minutes. Les belligérants étaient épuisés, mais aucun d’eux ne voulait s’avouer vaincu. À » la Cour des miracles » où ils avaient élu domicile, à savoir, dans le ventre du Nouveau-Pont de Cotonou, le spectacle régalait toute la piteuse assistance. Ce Nouveau-Pont, ainsi nommé, succède à un premier pont dénommé Ancien-Pont. Il permet de traverser la lagune qui sépare la ville en deux entités. Ce pont relie l’Est et l’Ouest de la ville de Cotonou. Et l’assistance qui se délectait de cette représentation musclée, était exclusivement constituée de clochards, de gueux, de pauvres hères, de disetteux et autres mendiants, complétés par toute sorte de marginaux souvent dans un état psychédélique en raison des substances illicites absorbées, spécifiquement de la drogue. Tous ces antisociaux, sans domicile, avaient trouvé refuge dans les entrailles du Nouveau-Pont. L’emplacement était assez vaste et d’une configuration appropriée pour contenir une trentaine de personnes au bas mot. Cette population de misérables, essentiellement masculine y vivait en autarcie. De temps à autre, ces croquants émergeaient du fond du gouffre, sébile en main, pour aller quémander leur pitance. Aucun d’eux n’y vivait sous son vrai nom. Des pseudonymes ou des surnoms étaient de mise sous le pont. Cela tombait bien car la moitié des habitants de cette » planète des perdants » avait perdu la raison, en même temps que leur identité. Ce n’était pas une grande perte car ils ne savaient plus vraiment qui ils étaient…
– Mets lui une dérouillée, Ranoa
– Ouais, fends-le en deux. Les deux antagonistes s’élancèrent.
– Manqué ! hurla le public. – De Gaulle n’a pas dit son dernier mot. Je vais t’étriper Ranoa. À ton tour de recevoir une rouste. Moi, De Gaulle qui ai gagné la deuxième Guerre mondiale ne me laisserais pas compter par une mauviette comme toi. Misérable créature, va ! Non mais ! Prends ça, pouilleux. Je vais te flanquer une torgnole. La gifle manqua sa cible. Ranoa riposta à son tour par un coup droit qui endommagea sérieusement le menton de son adversaire. Cette lutte dura un temps qui semblait interminable. Les deux querelleurs finirent par s’écrouler l’un sur l’autre, gluants de sueur, le torse lacéré et le visage tuméfié. Cela n’empêcha nullement Ranoa d’avoir assez de ressources pour narguer son rival :
-Tu vois que je t’ai bien eu, De Gaulle. C’est qui le plus fort, ici ? Je t’avais dit de ne pas me provoquer. Je t’ai bien rossé, hein ordure ? Plastronna le susnommé Ranoa. Je t’ai vaincu encore une fois. Que cela te serve enfin de leçon !
– Crois-tu ? Enlève ton corps malodorant qui m’encombre et tu verras un peu si tu m’as vaincu. Personne ne vainc jamais De Gaulle.
– Je n’ai pas ton temps, abruti de première classe. Le plus urgent pour moi, serait de me remplir la panse et ensuite, je te réglerai ton compte.
Convaincu de cette terrible promesse, De Gaulle s’extirpa de la masse humaine qui l’encombrait et détala. Ranoa, quant à lui, alla laver son torse malmené à l’eau de mer. Cela lui infligea d’atroces brûlures à cause de sa teneur en sel. Une fois qu’il eut fini, dans son short kaki sans couleur, il grimpa à l’air libre sur le pont. » Remplir sa panse », sans maison, ni kopeck n’était pas chose aisée. La seule solution qu’il avait et dont il s’était toujours satisfait, fut l’aumône. Ainsi, comme de coutume, il alla à la rencontre des passants effrayés à sa vue, étant donné que sa barbe et la broussaille sur sa tête n’avaient plus rien d’humain, afin de quémander quelques piécettes.
Vingt-trois ans déjà que Ranoa menait cette vie de mendiant, en oisif. Quiconque dans leur monde souterrain ne savait qui il était, ni d’où il venait. Cette vie sans vie était régentée sous l’hégémonie de Ranoa. Dans ce milieu, on ne posait pas de questions concernant la vie de son prochain. « À chacun sa vie, à chacun son passé. » Telle était la devise de ce petit peuple » du Bénin du gouffre ». Le présent qui s’était imposé à eux avec ses désillusions, leur pesait suffisamment pour qu’ils se préoccupassent du passé, qu’il fût personnel ou non… Pour échapper à leur dure réalité, il arrivait aux troglodytes, la nuit venue, de se répandre dans la ville. Ils aimaient admirer les beaux magasins des quartiers chic de Cotonou, par exemple. Aussi, vint un jour où nuitamment se promenant, Ranoa tomba en arrêt devant la vitrine de la librairie Notre-Dame. Amoureux de la lecture, Ranoa n’avait aucune possibilité d’y pénétrer, a fortiori de s’y offrir le moindre ouvrage. Pour assouvir sa frustration, Ranoa se contenta de plaquer son visage contre la partie la plus achalandée de la vitrine afin de déchiffrer les intitulés des romans. Ce manège durerait certainement toute la nuit s’il ne se faisait pas chasser régulièrement par les vigiles. Ah, qu’il regrettait dans ces moments-là, son monde antérieur où il était entouré d’ouvrages variés ! Il affectionnait particulièrement les grands auteurs, et était passionné par la lecture. La passion des livres étant sa seconde nature, il ne pouvait s’empêcher d’aller à leur rencontre. Son passé ne pouvant être rattrapé, le fait de venir lécher la vitrine de la librairie symbolisait cette minuscule portion d’une vie qui lui avait échappé et qu’il ne pouvait récupérer… Cette nuit pourtant, un roman en particulier attira son attention. Son titre était, Dawé-tin ou Le Bambou. Et en-dessous du titre, entre parenthèses, une ligne le frappa en pleine figure. Il lut l’intitulé complet : Dawé-tin, ou Le Bambou ( La merveilleuse histoire d’un grimpeur de Dawé-tin).
– Eh toi, le vagabond, tu comptes salir encore longtemps la vitrine. Enlève ta sale figure et déguerpis de là, ou gare à ma matraque ! Cette injonction du vigile ramena Ranoa sur terre, et il se résolut à regagner son » sous-terre » pour mieux revenir. Le lendemain, juste avant la fermeture, Ranoa se vêtit de sa meilleure guenille et trompant la vigilance du vigile, il pénétra dans l’enceinte de la librairie. Il parvint à atteindre l’objet qui l’avait hanté toute la nuit. Devant le présentoir, il se saisit fébrilement d’un exemplaire dont il parcourut la quatrième de couverture, et il crut défaillir. « La merveilleuse histoire d’un grimpeur de dawé qui, un jour de fête, réalisa son rêve le plus cher : devenir père. C’est une fiction écrite par Bertin Sossi dont c’est le premier roman. » À proximité de l’exemplaire qu’il tenait entre ses mains, Ranoa remarqua une affichette où il était écrit que ledit auteur serait bientôt en dédicace dans cette même librairie. « Nom d’un chien, que j’aimerais lire ce roman ! Comment me le procurer ? » S’interrogea Ranoa.
– Eh vous la-bas, sortez immédiatement d’ici. Auparavant, commencez par déposer le roman que vous tenez. Ranoa se tourna vers son interlocuteur, comme s’il ne comprenait pas les propos que lui adressait le vigile.
– Tu comprends quelle langue ? J’ai dit de déposer ce roman à son emplacement et de décamper. Il fonça vers Ranoa, brandissant sa matraque. Le voyant plus menaçant que jamais, Ranoa obtempéra et battit en retraite. Il se promit de tout tenter pour lire le roman, Dawé-tin ou le Bambou, qui lui avait évoqué quelque chose ; un quelque chose qu’il n’arrivait pas encore à bien cerner.
« L’amour ne connaît pas de loi…» dixit la célèbre chanson d’Yvonne Printemps. Ranoa dont la tête portait une forêt vierge plus qu’une chevelure, arborait également une barbe aspiratrice (une véritable déchetterie) qui lui mangeait une bonne partie du faciès. Les pantoufles qu’il traînait depuis plusieurs années, nourrirent bien l’asphalte ; à tel point que les talons de Ranoa touchaient le sol quand il les chaussa. L’usure réduisit son pantalon d’un quart, et le haut qu’il portait était troué, affichant une couleur indéfinissable. Ses dents naguère blanches, furent dorénavant marron. Quotidiennement, il se curait ses chicots à l’aide de son index, et se rinçait la bouche avec l’eau de la lagune. Une telle hygiène buccale finit par charger son haleine. Ainsi défini, la propre mère de Ranoa ne l’aurait pas reconnu. Et pourtant, nonobstant une apparence aussi repoussante, Ranoa plut à une femme ! Était-elle une désespérée sexuelle, avec un vagin en panne de phallus, prête à accepter n’importe quel mâle pour apaiser ses pulsions physiologiques ?
Force était de constater, qu’en dépit du bon sens, une vendeuse d’oranges faisait un détour hebdomadaire sous le pont lorsque paraissait la pénombre. Quand vint ce moment, le vide se fit autour du couple. Il était » ostracisé » par les autres habitants du gouffre… Mariée à un homme sexuellement défaillant depuis un accident, la vendeuse n’avait que ce créneau horaire, calé entre deux tournées dans la ville, pour atterrir dans les bras de son amant. Ranoa s’en accommodait puisqu’il avait tout son temps. Il était dix-neuf heures (la nuit tombait très vite sur Cotonou), lorsque le couple repu d’extase prit le temps d’une pause pour discuter. Blottis l’un contre l’autre sous la cabane en carton que Ranoa surnommait son »sébile-home », transposition de mobil-home, les deux amants cuvèrent l’après-jouissance comme tout couple ordinaire.
– C’est aisé de voir que le privilège d’éprouver un orgasme est accessible à tous, et normalement inhérent à tout être humain. La qualité de riche ou de pauvre est inopérante en l’occurrence. La misère n’éradique pas le nirvana. Cela au moins, personne ne pourra nous l’enlever.
– Et toi mon Ranoa, tu es le meilleur. Tu as toujours su m’envoyer droit au septième ciel. Tu arrives constamment à éteindre le feu qui brûle en moi, et tu sais si bien me brouter le gazon.
– J’admets que tu es taillée pour le plaisir de la chair surtout lorsque tu m’engloutis jusqu’à la garde… Et heureusement, tu n’es pas douillette, Vivitché, ma douceur. Depuis ce temps, ton dos doit être dur comme du béton, à force de le frotter hebdomadairement contre la paroi cimentée du pont. C’est ainsi positionnée, que j’aime te creuser, fouiller, bêcher ; sans laisser nulle place ou la main ne passe et repasse.
– Il faut reconnaître que l’endorphine que tu m’inocules, annihile toutes mes douleurs. Une fois, mon mari a cherché à avoir des explications sur mon dos égratigné. Ce à quoi j’ai inventé une histoire d’égratignures intervenues lors de bousculade, un jour du marché Dantokpa.
– Alors, a-t-il avalé une telle couleuvre ? Ironisa Ranoa.
– Et comment ? C’est pourquoi par précaution, comme tu peux le remarquer, je me vêts de plusieurs tee-shirts pour amortir les chocs et les frottements, nonobstant la chaleur. Plus il y a d’épaisseurs, moins il y a de traces.
– Petite futée, va. J’ai un service à te demander, Vivitché. Est-ce qu’il t’arrive de vendre tes oranges à la librairie Notre-Dame ?
– Bien sûr ! Sur commande, j’épluche mes marchandises que je vais livrer à l’intérieur. Pourquoi ?
– Écoute-moi bien : j’ai aperçu un roman dans cette librairie qui m’intéresse vraiment.
– Toi ? T’intéresser à un roman ? Qu’est-ce qui te prend. Arrête de te moquer de moi. – Je ne plaisante pas. Je veux ce livre mais sans argent, son acquisition m’est impossible. J’exclus également, son vol. Pour cette raison, je compte sur toi pour me le procurer. 1 Transposition de la fable de La Fontaine, Le Laboureur et ses enfants, 2ème strophe.
– Quoi ? L’argent que me rapportent quotidiennement mes oranges nous nourrit à peine, mon mari et moi. Je ne peux me permettre de rentrer bredouille ; sans compter que je n’ai aucune idée du prix que cela coûte. De quel livre s’agit-il, et pourquoi veux-tu que je te l’achète ?
– Ma chérie, depuis que nous nous connaissons, t’ai-je jamais demandé quelque chose ? – Non !
– T’ai-je jamais posé des questions sur ta vie, hormis ce que tu as bien voulu me confier ? – Non !
– Alors, aide-moi si le cœur t’en dit, et ne me pose aucune question, non plus. Veux-tu ? – Excuse-moi, mon Ranoa.
– Tu es tout excusée. Le livre s’appelle » Dawé-tin ou Le Bambou ». Il est écrit par un certain Bertin Sossi. Je t’en parle parce que je dois lire absolument ce livre. Ma condition sociale ne me permet pas de pénétrer dans une librairie sans me faire chasser, quand bien même j’aurai rassemblé la somme nécessaire après avoir demandé l’aumône, sébile au poing. Sans toi, ce désir de découvrir le contenu du roman restera utopique. Aide-moi dans la limite de tes possibilités. Si tu ne peux rien faire, je ne t’en voudrai pas. – Et combien coûte ton livre ?
– Je ne sais pas. Le prix n’était pas étiqueté dessus.
– Très bien ! Je ne te promets rien, mais je verrai ce que je peux faire pour te satisfaire. Néanmoins, je suis très intriguée par cet engouement soudain pour un roman. Comme quoi, on ne connaît jamais assez les gens. Toi, je peux dire que je ne te connais pas du tout. Je dois partir. Il ne faut pas que je rentre trop tard. Autrement, j’aurai encore droit à une scène de la part de mon mari.
Une semaine après cet entretien, un soir à 19 h, Vivitché vint à son rendez-vous lubrique au » sébile home », munie d’un cadeau. Il faisait très sombre sous le pont et pour s’éclairer, Ranoa avait allumé une lanterne rouillée dont le verre était cassé. La petite lueur livrée au vent, luttait désespérément pour jouer son rôle d’éclaireuse.
– Mon Ranoa, lui dit-elle, une fois que leurs deux corps entremêlés furent assouvis. Regarde ce que je t’ai apporté, mon minou. Elle lui brandit sous le nez un sachet, caché sous les oranges invendues. – Qu’est-ce que c’est, ma friandise adorée ?
– Ouvre le sachet, et tu verras. Méfiant, Ranoa détacha le sachet et poussa un cri de joie en effectuant des cabrioles. Il eut du mal à contenir son allégresse. Il se ressaisit quelque peu.
– Mille fois merci, ma Vivi. Tu as réussi. Comment t’y es-tu prise ?
– En cherchant à arracher les cuisses du poulet, tu finiras par lui faire sortir les viscères… – Si je comprends bien, il vaut mieux que je ne sache pas comment tu as eu ce livre. Je préfère ne pas le savoir, en effet.
– Exactement ! Tu as eu ce que tu voulais. N’en parlons plus.
– Tu as raison, mon assissrê. Tu es ma baie miraculeuse, ce petit fruit ovale et rouge du Bénin qui transforme la sapidité acide en goût sucré, dont le nom scientifique est : synsepalum dulcificum. Viens tout contre moi afin que je t’exprime toute ma gratitude… Aux environs de vingt heures, les deux tourtereaux se quittèrent dans la semi-pénombre. À la suite de quoi, Ranoa, le loqueteux remonta sur le pont et s’installa sous un lampadaire, à l’abri des regards pour se plonger dans l’univers du roman offert… Il en salivait d’avance, malgré le bruit assourdissant des véhicules. Brusquement, Ranoa reçut un choc : le roman que lui avait apporté Vivitché n’était pas le bon. « Ô déconvenue ! Ô désespoir! » cria Ranoa. Vivitché qui ne savait ni lire, ni écrire s’était trompée de roman. De honte, elle n’avait pas osé avouer à Ranoa, son analphabétisme. De rage, Ranoa projeta l’ouvrage dans l’océan atlantique. Il trépignait sur place en se demandant quoi faire. « Que faire ? Comment vais-je découvrir le contenu du fameux roman ? » Se lamenta-t-il. Il retourna la mort dans l’âme, à l’intérieur de son repaire.
Le hasard et la providence vinrent à la rescousse de Ranoa quelques jours plus tard. Aussi, en faisant la poubelle des librairies un soir, il récupérait de vieux journaux comme à l’accoutumée. Ranoa les utilisait habituellement comme matelas. Il s’amusait parfois à les lire auparavant. Or, le journal ramassé ce soir-là, diffusait pour ses lecteurs, un roman chapitre par chapitre. Ranoa réalisa qu’il avait en main les exemplaires d’une semaine, soit sept chapitres d’un roman. En découvrant à l’aide du lampadaire le titre du roman, il crut défaillir. Les sept chapitres étaient extraits du roman »Dawé-tin ou Le Bambou. Sur le pont, Ranoa s’installa au milieu d’un fouillis indescriptible constitué de feuillets du quotidien » La Presse du jour ». Il se plongea dans sa lecture. Sans discontinuer, il arriva à bout des sept chapitres au lever du jour. Il lui tardait de connaître la fin du roman. Voilà pourquoi le soir suivant, sans attendre la fermeture, il s’empressa de retourner à la librairie, faire les poubelles. Seulement, il fut traité comme l’on traitait tous les gueux dans ces endroits : il fut renvoyé comme un malpropre. Ranoa n’avait pas le moindre sou pour s’acheter le quotidien et découvrir le chapitre suivant. Il sollicita à nouveau Vivitché, peu après lui avoir appris sa méprise. Elle finit par lui confesser la vérité concernant son analphabétisme, et promit de faire amende honorable en l’aidant par tout moyen. Ranoa lui expliqua ce qu’il attendait d’elle et profita de la pénombre d’un soir, pour lui montrer le roman convoité.
D’apparence approximativement correcte, Vivitché pouvait s’infiltrer où bon lui semblait sans trop se faire remarquer. En faisant mine de jeter les épluchures de ses oranges vendues dans une librairie, elle parvint à ramasser sans peine les vieux journaux que ne venaient chercher les éboueurs, qu’une fois par semaine.
Sophie ADONON, « Mourir ou Mourir »